Commentaire : Nicolas Saada Conception et habillage : Nicolas Sarkissian Narration : Morgane Lambert ITV Seijun Suzuki : Yves Montmayeur Supervision : Christophe Gans, David Martinez Chargé de Production : Cyril Delaporte |
Seijun Suzuki, étoile filée
Les notes térébrantes de la sublime valse immobile qui enveloppait la fulmination des passions contenues dans In the Mood for Love ; cet assassinat perpétré à travers des canalisations d’eau ou ce papillon venu se poser sur la lunette d’un fusil dans Ghost Dog ; le garage qui offrait son principal terrain de jeu au scope de Reservoir Dogs ; ces combats de sabre en ombres chinoises sur aplats fluos dans Kill Bill ou encore ce club au dancefloor translucide aperçu dans le même film, quelques scènes plus tôt… Wong Kar-wai, Jim Jarmusch, Quentin Tarantino et tant d’autres cinéastes auront un jour ou l’autre été puiser plans, idées et musiques à la source des films du Japonais Seijun Suzuki. Ainsi payèrent-ils tous hommage à un maître dont le renom n’a pourtant jamais atteint la mesure de l’admiration portée par ses illustres pairs, si prompts à disséminer dans leurs films les très éloquentes pièces à conviction de son influence et de son emprise sur leurs imaginaires. Rien que de très normal à tant de persistances rétiniennes disséminées sur tous les continents du formalisme contemporain : histoires a priori convenues de tueurs, de yakuzas, de putes ou de soldats, les grands films de Suzuki sont autant de silos emplis de fétiches étranges et d’obsessions brûlantes qui s’inoculent au regard tel un coléoptère affolé s’engouffrant dans la pupille de l’œil pour y déposer sa piqûre, flashs irrémédiablement entêtants et corps flottants d’hallucinations colorées imprimés au vitré de visions noires et blanches.
La reconnaissance de son œuvre suit toujours son cours, bien que sa production, trop souvent interrompue malgré lui, se soit tarie voilà une décennie. Grisé à vie par l’éblouissement primal des premiers films découverts, on s’était souvent raconté qu’un jour il faudrait aller au Japon frapper à sa porte et lui demander dans quels secrets de l’expérience du monde pouvaient s’enraciner pareille intimité de la beauté. On aurait dû se hâter un peu. La presse de son pays s’est fait l’écho mercredi de son décès le 13 février, à 93 ans.
Gerbe d’idées neuves
Ni la science ni l’étude des thèmes astraux, et surtout pas la critique de cinéma, ne sont parvenus à ce jour à établir quel prodige ou quelle chimie suscite l’éclosion du génie, quelles dispositions ou quel discret alignement des choses alentour rend un individu plus visionnaire que ceux qui respirent le même air que lui. Le cas Seijun Suzuki, comme celui d’un Douglas Sirk, a toutefois valeur exemplaire de consolation et d’encouragement aux masses de gens qu’aucune brillance remarquable n’agite encore : le génie peut, semble-t-il, bien se recevoir sur le tard, du jour au lendemain, comme on reçoit la foudre un bon matin.
En 1963, Suzuki était déjà réalisateur professionnel depuis sept ans, et l’auteur dans ce laps de temps de plus d’une vingtaine de longs métrages souvent inventifs mais somme toute assez ordinaires, réalisés à la chaîne dans l’économie frénétique des majors, au rythme parfois de cinq ou six films par an. S’opère alors comme un soulèvement des moyens de son expression, hérissée en gerbe d’idées neuves contre tous les codes en vigueur – esthétiques, génériques, politiques. En moins de quatre ans, qui le séparent de son renvoi par ses employeurs et d’un bannissement brutal des plateaux de tournage, il tourne une douzaine de nouveaux films, tous vrillés d’une fantaisie des tons et des formes, drapée d’autant de furie anar que de splendeur totale : Detective Bureau 2-3, la Jeunesse de la bête, la Barrière de chair, Carmen de Kawachi, Histoire d’une prostituée (ces trois derniers titres formant une somptueuse trilogie composée autour des joues rondes de l’actrice débutante Yumiko Nogawa où Suzuki liquide l’histoire récente du Japon à travers des figures de femmes acculées à vendre leur corps), la Vie d’un tatoué, Elegie de la bagarre, le Vagabond de Tokyo, et surtout, le sommet aveuglant de son œuvre, qui lui vaudra sa mise à pied, la Marque du tueur.
Pure folie de thriller à la mécanique enrayée, sciemment sabotée de toutes parts et décharnée jusqu’à l’os pour atteindre à une abstraction de suites de numéros miroitant les manifestations subliminales et les hallucinations d’un vénéneux cauchemar, la Marque du tueur, sorti au printemps 1967, s’apparentera aux yeux du studio Nikkatsu à la ruade, ou au caprice, de trop. Le patron de la major qui l’emploie argue de l’illisibilité du récit du film – «Seijun Suzuki tourne des films incompréhensibles. Par conséquent, ce ne sont pas de bons films, et continuer de les projeter serait la honte de la Nikkatsu», déclarera-t-il (1) -, le licencie et suspend le prêt des copies de ses œuvres, provoquant une considérable indignation chez les cinéastes, critiques et cinéphiles, sorte de préfiguration locale à l’affaire Langlois qui devait survenir à Paris l’année suivante.
Dynamitage en règle
Si la vie lui réservera quelques revanches et marques de reconnaissance (notamment un titre d’homme le mieux habillé de la télé japonaise), sa production post-Nikkatsu sera autrement rare et souvent moins flamboyante, à l’exception d’une trilogie édifiée au fil des années 80, les magnifiques Zigeunerweisen, Brumes de chaleur et Yumeji – dont est tiré le thème rendu célèbre par In the Mood for Love. Trois films façonnés sous le régime de l’indépendance comme s’il faisait de cette donnée de production son principe esthétique cardinal, pour les concevoir en tout point (durée, format d’image, plastique, terreau d’inspirations) en absolus négatifs des films réalisés à la commande du studio – refusé par les exploitants des salles classiques, Zigeunerweisen, le plus beau d’entre eux, devint même un succès multiprimé après une distribution itinérante sur le mode du cinéma ambulant.
A l’époque de ses œuvres signées au sein de la Nikkatsu au gré d’une ambition du coup d’éclat permanent, et alors que les étudiants et la faune des ciné-clubs lui donnent le surnom de «dieu des réalisateurs», Suzuki avait sans doute entendu parler des formes séditieuses qui voyaient simultanément le jour sur les écrans européens – mais rien n’est moins sûr que les films eux-mêmes soient arrivés jusqu’à lui. Peu importe : le dynamitage en règle appliqué par Suzuki, avec une fièvre de comète romantique, sur les convenances telles qu’elles lui étaient délivrées par un système industriel en fait le plus proche cousin du Japon que l’on puisse imaginer aux audaces du Godard de Pierrot le Fou et Alphaville ou du Mario Bava de Danger : Diabolik !
Autre fan un peu connu, le réalisateur de Moulin Rouge Baz Luhrmann l’avait défini un jour en «cinéaste qui semblait avoir entrevu le futur avant que celui-ci ne survienne». On pourrait reformuler, sans rien soustraire à la force de cet éloge : en astre distant, Suzuki était ce cinéaste qui, bien que ceint par les rouages les plus ingrats de l’usine à films, aura entrevu et sublimé l’éclat du présent avant même que celui-ci ne lui parvienne.
par Julien Gester